6.1.11

"Mishima - Une vie en quatre chapitre" de Paul Schrader

Puisque l'époque semble être à la nostalgie des années 80, parlons un peu du Mishima de Paul Schrader que les éditions Wild Side Vidéo viennent de ressortir dans un coffret comprenant 2DVD et 1CD de la musique composée par Philip Glass.

Je n'avais encore jamais vu le film. Le fait que le réalisateur soit un Américain (même brillant), m'avait fait faire l'impasse. Je craignais d'y retrouver le manichéisme habituel des productions d'outre-Atlantique et leur côté moralisateur... Je me trompais. Le film raconte la vie de Mishima, de manière subtile et intelligente, mais ne porte aucun jugement d'aucune sorte à aucun moment. Il évite tous les écueils. "Inspiré" est le mot juste. Plus qu'un film c'est une œuvre d'art en soi. Je ne crois pas qu'il soit possible de rendre un plus bel hommage à Mishima.

Le scénario est l’œuvre de Chieko, Leonard, et Paul Schrader et le film a été tourné au Japon, ce n'est donc pas un produit 100% américain, ni 100% japonais, ce qui fait sa force. Ken Ogata incarne Mishima adulte. Sa performance, mesurée et sobre, est remarquable, mais son apparence et son charisme rendent le personnage infiniment plus chaleureux et sympathique que ne l'était l'original - ce qui n'est pas forcément un mal. Le scénario est extrêmement construit. L'idée d'alterner, en une sorte de patchwork, trois plans narratifs, le "présent" (en l'occurrence la dernière journée de Mishima, celle ou il se prépare pour le putsch et se donne la mort), des flash-back sur des épisodes cruciaux de sa vie, et des passages significatifs de ses œuvres, est brillante, car elle permet de comprendre la logique qui a mené l'écrivain jusqu'à ce dernier jour : une enfance et une jeunesse difficiles, l'homosexualité (qui si elle n'est jamais directement évoquée - clause imposée par la famille - transparaît à tout instant), et une nécessité de sublimer la douleur par l'art, tout cela aboutissant à la volonté de réconcilier l'art et la vie, en d'autres mots, de sublimer le quotidien pour lui donner les qualités de l'art.

Au point de vue de l'image, les choix esthétiques différents caractérisent chacun des niveaux de narration : la dernière journée de Mishima est filmée dans un style de reportage, avec des décors autant que possible fidèles à ceux dans lesquels Mishima évoluait. La scène de son réveil est pratiquement la même que celle que l'on peut voir dans l'entretien avec Mishima réalisé par Claude Courdy en 1966. Les flash-back, eux, sont filmés dans un style cinématographique inspiré de celui du cinéma japonais en vigueur à l'époque des souvenirs évoqués. C'est donc le noir et blanc pour l'enfance et la jeunesse, et la couleur a partir des années 50. Quant aux extraits des œuvres, ils sont tournés dans des décors de théâtre stylisés aux couleurs saturées. Là encore dans un style inspiré de celui de la période. Magnifique.

La musique de Philip Glass épouse le même découpage, avec un quatuor à cordes pour l'évocation des souvenirs, un orchestre pour la partie théâtrale, et cordes et orchestre ensemble pour le jour du putsch. Difficile de décrire une musique, mais tantôt délicate ou poétique, tantôt obsessive, exaltante ou grandiose, elle accompagne parfaitement les différentes phases du récit. Le CD est devenu mon album favori du moment.

Grâce à ce scénario élaboré, le film parvient à aborder la plupart des thèmes fondamentaux de l'oeuvre de Mishima : le culte de la jeunesse, celui de la beauté, l'amour de la beauté qui crucifie parce qu'on n'a pas soi-même les qualités qu'on apprécie le plus… La beauté qui fait souffrir parce qu'on la désire et qu'on ne peux ni la saisir ni la posséder, seulement se perdre en elle, comme le personnage du Pavillon d'or. La souffrance aussi, physique, avec le masochisme, et morale quand on se rend compte que l'idéal et tout ce qui transcende l'existence ne se trouve que dans la création, dans l'art, dans la littérature.

Ainsi a dû naître, chez Mishima, le rêve fou, et commun à beaucoup d'artistes, de parvenir, par sa volonté et par ses actes, à faire se rejoindre le monde idéal et le réel… d'ou la théâtralisation de sa vie pour la sublimer et y faire éclore la grandeur et la pureté qui lui manquent.

D'où, aussi, la recherche d'une sortie de scène glorieuse, avant la décrépitude... La vraie grande mort glorieuse au Japon, c'est traditionnellement le hara-kiri du samuraï, qui donne sa vie par idéal. Mais cette mort-là, en 1970, en temps de paix et d'américanisation forcenée de la société japonaise, est impossible. Elle fait partie du passé, de l'histoire... Puisqu'elle est n'est plus possible, Mishima se la réinvente à la faveur de ce putsch de pacotille. Si on le replace dans le contexte de l'époque, son geste apparaît alors complètement anachronique, et plus ridicule et provocateur que glorieux… Si on le replace dans le contexte de son oeuvre littéraire, alors il prend tout son sens, car c'est en fait un geste littéraire que l'écrivain est venu inscrire en plein dans la réalité, et c'est justement par lui qu'il achève de lier indissociablement sa vie et son oeuvre, en donnant aux deux une fin commune et logique.

Ce que le film montre c'est que le geste symbolique de Mishima s'inscrivait davantage dans l'art et dans l'idéal que dans la politique, et qu'il était un l'aboutissement d'un parcours tout entier tourné vers la recherche du sublime. On peut ne pas aimer Mishima, mais revendiquer l'idéal jusque dans la mort ça a tout de même du panache.

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Paul Schrader - Mishima, une vie en quatre chapitres
États-Unis, 1985,
1h56

Langues : Japonais, Anglais, Français
Sous-titres : Français
Son : Anglais, Français & Japonais Dolby Digital Stéréo
Zone 2 - Image : 1.85, 16/9e comp. 4/3

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